La territorialisation de l’Etat dans la région rioplatéenne : des premières cartes d’arpentage à la formation des cadastres nationaux (Uruguay, Province de Buenos-Aires, Rio Grande do Sul, 1830-1915)

Les nouveaux Etats indépendants de la région du Río de la Plata se dotent au début des années 1830 d’institutions chargées de contrôler les titres de propriété et de former des cadastres. Les plans d’arpentage se multiplient, et offrent pour la première fois une vision fine du territoire et de son environnement aux Etats, qui se dotent ainsi progressivement de connaissances leur permettant de connaître, gérer et donc contrôler la terre et les hommes. Analyser spatialement et temporellement le processus de cartographie des territoires rioplatéens permet donc d’approcher d’une façon nouvelle et originale deux questions essentielles, l’une formulée par l’historiographie régionale, l’autre par la recherche environnementale en sciences sociales.

La première question est celle de la formation des nouveaux Etats indépendants en Amérique du Sud, notamment du rôle qu’a joué la création d’institutions de collecte d’informations statistiques dans leur genèse et leur dynamique : quel impact a eu la constitution d’un corpus cartographique croissant et précis sur les modes de gestion du territoire par l’Etat dans la région, mais également sur l’organisation interne des institutions de celui-ci ?

La seconde question est celle de la construction des savoirs environnementaux dans le Nouveau Monde : selon quelles catégories les sociétés post-coloniales ont-elles organisé et construit leur représentation de leur environnement ? Si on fait l’hypothèse que les documents cartographiques constituent un vecteur fondamental de production de catégories (par le choix des éléments environnementaux à représenter) et donc de la construction de ces représentations, l’analyse des formes de leur production doit fournir des informations novatrices et riches sur ce thème.

Au stade actuel de développement du projet (mi-2009), les principales analyses en cours sont les suivantes :

1 – Evaluation de la capacité de l’administration (Départements Topographiques) à connaître le territoire

Cette première analyse devra permettre d’établir un constat des succès et limites dans les entreprises nationales de connaissance foncière du territoire, à partir d’une spatialisation de l’avancée de l’arpentage des terres. Les principaux facteurs à prendre en compte sont techniques (capacité de l’administration à gérer la mesure du territoire), mais également socio-politique (capacité de celle-ci à acquérir ou à imposer une légitimité dans l’établissement des limites de propriété). En fonction des types de sources disponibles, nettement plus riches en Argentine, diverses stratégies sont mises en en oeuvre.

Pour l’Argentine, nous cartographions l’état des connaissances cadastrales de l’administration de 1830, par géoréférencement des cartes cadastrales de 1830, 1833, 1853, 1857 et 1864. Ces cartes, dressées grâce à l’envoi volontaire de plans d’arpentage par les possesseurs de terres, expriment le degré de connaissance de la situation foncière par l’administration à un moment donné. Une analyse temporelle permet donc de mesurer l’évolution de cette connaissance : nous nous interrogeons actuellement sur les “blancs” qui subsistent sur ces cartes cadastrales. Dans certaines zones occupées depuis le XVIIe siècle, l’administration n’est toujours pas capable de cartographier la propriété en 1857, et il est nécessaire d’analyser les causes de ces lacunes : incapacité technique de l’Etat ? refus des habitants d’envoyer leurs titres de propriétés à une administration susceptible de remettre en cause leur possession ? On interroge là tout particulièrement le rôle joué par les rapports du local à une administration centrale en construction dans les succès inégaux de la connaissance foncière du territoire.

Pour l’Uruguay, en absence de cartes cadastrales générales, nous cartographions pour la période 1830-1842 (de la création de la Commission Topographique à la Guerra Grande) la superficie que couvrent les plans d’arpentage centralisés par l’administration : année par année, nous suivons l’avancement de l’arpentage, localisant les zones où celui-ci est rapide, mais aussi celles où il ne progresse pas. Cette reconstruction est plus difficile, car il s’agit de géoréférencer un par un des plans d’arpentage individuels, et non pas un plan cadastral général.

A terme, cette première ligne d’analyse doit permettre de comprendre dans quelle mesure les Etats réussissent à mettre en oeuvre les grandes fonctions qui définissent une gestion moderne de l’information spatiale : collecte standardisée, vérification de la qualité, synthèse à petite échelle, archivage, mise à jour.

2 – Arpentage et élaboration des catégories de connaissances environnementales

La standardisation progressive de l’arpentage conduit l’administration à produire des normes de représentation de l’espace, à opérer des choix dans les éléments de l’environnement à prendre en compte (relief, hydrographie, végétation). Pour appréhender les logiques de cette standardisation qui n’est pas linéaire, nous dépouillons actuellement les minutes de sessions du Département Topographique argentin : l’analyse de plusieurs centaines de refus d’homologation de plans d’arpentage individuels permet de comprendre comment l’administration oriente progressivement le travail de relevé cartographique des arpenteurs. Cette analyse est complétée, pour l’Uruguay et l’Argentine, par le suivi temporel des règles de sémiologie cartographique à travers l’étude des plusieurs centaines de cartes.

La formation de cadastres s’est traduite par ailleurs par la production de cartes topographiques d’échellle régionale d’une grande précision. Nous étudions donc les méthodes utilisées par les administrations pour produire ces cartes sur l’environnement régional à partir de plans à très grande échelle (capacités à localiser, à synthétiser, à mettre à jour l’information locale).

3 -Suivi biographique d’arpenteurs

Grâce à de multiples documents (analyse exhaustive des corpus de cartes, minutes d’examens, recherches bibliographiques), nous reconstituons plusieurs trajectoires professionnelles d’arpenteurs. Ce suivi doit permettre de mieux comprendre la dynamique de l’arpentage en général, et le rôle de l’origine professionnelle des arpenteurs (souvent extra-américaine) dans la constitution des administrations cadastrales.

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Pierre Gautreau, Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, France

Associate researcher to the StateBuilding in Latin America Projet